Voici une tentative de résumer la position du regretté Mark Fisher (k-punk) sur le postpunk.
C'est en opposition à la croyance classique de penseurs comme Theodor W. Adorno dans l'incapacité de la culture pop à produire quelque chose de nouveau et d'autonome sous le capitalisme (cf. Ästhetische Theorie) que Mark Fisher a posé le concept de « modernisme populaire » pour témoigner de contre-exemples dans lequel l'impulsion moderniste d'innover et d'expérimenter a fleuri en nombreuses formes populaires.
Cette trajectoire, qui parcourut la culture de l'après-guerre, vit des concepts théoriques circuler dans les médias de masse et des formes populaires être expérimentées et transformées en quelque chose d'authentiquement nouveau. Ouvrant ainsi de nombreuses perspectives et créant de grandes attentes en transformant le concept de « pop » en un concept critique d'insatisfaction du présent.
Avec certaines conditions matérielles et historiques bien particulières, la contradiction entre modernisme et culture populaire fut dépassée en produisant quelque chose de moderniste et populaire mais pas populiste.
Pour Mark Fisher, le postpunk fit partie d'un réseau culturel britannique qui a constitué un moment du modernisme populaire, se retrouvant être à la fois sa bande son, mais également son chant du cygne.
Dans Rip it up & Start Again (2005), Simon Reynolds souligna que le postpunk de 1978 à 1984 ressemble à une tentative de rejouer pratiquement tous les grands thèmes et techniques modernistes via le médium de la musique pop.
En effet, les musiciens virent dans le mouvement moderniste des aspects non encore explorés, de nouvelles possibilités à extraire, de nouveaux futurs à créer dans la scène culturelle, pour une alternative à l'industrie du divertissement.
Nombreuses œuvres et approches modernistes ont imprégné le postpunk et purent atteindre un public relativement large de la classe ouvrière : data, le surréalisme, le futurisme, le constructivisme, l'expressionnisme ainsi que la science-fiction, la philosophie critique ou encore la littérature existentialiste.
Le postpunk constitua un niveau d'innovation et d'expérimentation dans la culture pop qui a difficilement été égalé depuis. Et en surgirent de nouveaux sous-genres, pierres angulaires de toutes les dernières ramifications du rock.
Tout cela se produisit en moins d'une décennie, grâce aux incroyables conquis issus du compromis social-démocrate d'après-guerre. De vastes financements publiques permirent de créer des espaces publics indépendants des forces du marché, facilitant l'innovation extensive du postpunk : écoles d'art gratuites où la jeunesse pouvaient s'éduquer, s'imprégner de l'art et de la culture moderniste, et surtout à expérimenter devant un public.
Un réel contre-pouvoir à l'industrie culturelle qui malheureusement s'effondra avec le passage de la social-démocratie au néolibéralisme, et qui fut inséparable de la désindustrialisation et de la crise sociale.
Avec l'hégémonie du « réalisme capitaliste » où il n'y a pas d'alternative, la confusion du contemporain avec le moderne ne permet plus que la livraison d'une sorte de superficialité.
L'échec populaire du postrock / lostgen fut symptomatique d'une situation dans laquelle un autre postpunk est maintenant impossible, parce qu'au lieu d'établir un circuit entre l'underground et l'overground, les nouvelles avant-gardes rock ne peuvent plus fonctionner que dans des niches qui ne peuvent plus perturber le mainstream.
Ironiquement, la commercialisation du postpunk a donné lieu à un éventail de tropes stylistiques utilisés depuis par de nombreux artistes de façon inintéressante et standardisée. Alors que l'idée principale moderniste populaire était l'absence de nostalgie et de répétition, et l'obsession du nouveau.
Du fait de l'actuelle condition d'hauntologie culturelle, il est nécessaire de revenir quelques décennies en arrière pour découvrir quelque chose qui semble futuriste. Le marché n'ayant plus de temps pour l'avenir. Cette « annulation du futur » induit une nostalgie pour un avenir qui n'est jamais arrivé : les futurs attendus au XXe siècle n'ayant pas réussi à se produire.
Le futur, c'était mieux avant.
Sources / pour aller plus loi :
k-punk, Requiem for Popular Modernism (2006), Some hauntological confluences (2007), Dead to the wordly (2008), Going Overground (2014)
Mark Fisher, Capitalist Realism: Is There No Alternative (2009), Ghosts of My Life: Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures (2014)
Gavin Butt, Kodwo Eshun & Mark Fisher, Post-Punk Then and Now (2016)
Andrew Broaks, Do you miss the future? Mark Fisher interviewed (2014)
Jon Lindblom, Mark Fisher in Memoriam, Part 1: Capitalist Realism and Beyond (2018)
Germán Cano, Mark Fisher: The Culture Behind the Post-Punk Portal (2023)
Scott Jackson, The Death of Popular Modernism: Post-Punk in the 21st Century (2023)
Jonas Ceika, Post-Punk, Mark Fisher & Popular Modernism (2024)
Bonus :
Green Gartside et Mark Fisher discutant politique et musique en 2011 :
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